3eme prix Adultes: Alizée LALAGÜE "Tout compte fait"

Publié le par bourgeonsdeplumes

TOUT COMPTE FAIT.

 

Pièce en un acte pour jeunes gens faussement calmes,

rebelles bien éduqués, poètes sans avenir,

et rêveurs contrariés.

 

 

Il fait nuit. Le rideau se lève sur un salon vide, sévère et calme, éclairé d’une lumière dorée. Deux fauteuils, au centre, se font face.

Un jeune homme entre dans la pièce, hagard, débraillé. Au pied droit une chaussure et au gauche seulement une chaussette arborant un trou de belle taille laissant émerger trois orteils. Il cherche quelque chose, peut-être ses clefs ? Il retourne ses poches, palpe ses jambes de pantalon, tâtonne le devant de sa chemise, jette un œil interrogateur sur son unique chaussure, fait un tour sur lui-même puis, en désespoir de cause, regarde au plafond, au cas où l’explication lui tomberait du ciel.

Une porte claque sèchement dans son dos, le faisant sursauter. Il se retourne sur un homme qui entre dans la pièce. Ce dernier marque un temps d’arrêt puis l’apostrophe :

 

LE PERE (surpris) : Jeremy ?

 

FREDERIC : Tu sais bien que non... Ca ne peut pas être Jeremy, papa.

 

LE PERE (amer) : Fréderic ! Eh bien, pour une surprise… C’est le retour du fils prodigue !

 

FREDERIC (baissant les yeux) : Le retour d’un fils, c’est tout. Du deuxième fils.

 

LE PERE : D’un fils, donc ! Ta mère sera soulagée de te savoir rentré. Elle s’est beaucoup inquiétée… Mais il est tard, elle dort. Ne la dérange pas. Elle a attendue toutes ces années, elle peut bien patienter une nuit de plus. Depuis le temps…

 

FREDERIC : Dix ans.

 

LE PERE : Dix ans, déjà ! Comme le temps passe. Et as-tu trouvé ce que tu étais parti chercher ?

 

FREDERIC : Je n’ai rien trouvé, parce que je ne cherchais rien. Je fuyais, c’est tout. Que trouve-t-on dans une fuite sinon des embuches ? J’ai trébuché. Ni plus ni moins.

 

LE PERE (avisant la tenue vestimentaire et l’état général de son fils.) : Trébuché, seulement ? Ou ratissé le fond des caniveaux ?

 

Le père s’assoit dans l’un des fauteuil, très raide, les sourcils froncés.

 

FREDERIC (doucement, en tachant de se couvrir le corps de ses bras pour masquer les trous de sa chemise, maculée de taches sombres.) : Je ne suis pas comme toi, papa. Et je ne suis pas Jeremy.

 

Il s’assoit à son tour, dans le fauteuil qui fait face à celui de son père.

 

LE PERE : Tu as toujours été très en dessous de tes capacités. C’était dans tous tes bulletins au lycée : « Peut mieux faire ! »

 

FREDERIC (avec un pauvre sourire) : Evidemment… Tu ne m’as jamais dit « c’est bien » étant enfant, alors pourquoi le dirais-tu aujourd’hui ?  A quoi je m’attendais donc en venant ici ?

            

             Un temps. Il devient sérieux et reprend avec une drôle de voix.

 

           Tu sais, à la mort de Jeremy, j’ai pleuré d’abord, bien sûr, parce qu’il était mon frère et que je l’aimais malgré tout. Et puis j’ai pensé que maintenant qu’il n’était plus là, tu m’aimerais plus. Oh ! Pas beaucoup plus. Juste un peu. Puisqu’il n’était plus là pour accaparer ton attention et tes louanges. Mais je me suis vite rendu à l’évidence que si on peut rivaliser avec les vivants, les morts sont indétrônables.

 

LE PERE : Qu’est-ce que tu racontes ? Où veux-tu en venir ?

 

FREDERIC (se penche en avant, les coudes sur les genoux. Il fixe le sol, n’osant pas encore affronter directement le regard de son père.) : La mort de Jeremy l’avait placé, pour toi, sur un piédestal qui me serait toujours inaccessible. Alors j’ai renoncé a vouloir te plaire. Jeremy aurai fait mieux. Jeremy aurai toujours été bien meilleur. Tu n’avais que ces mots-là à la bouche. Jeremy était le bon fils, j’étais l’autre. Alors, j’ai fait l’apprentissage de la haine et de la colère rentrée. Qu’attendre de plus de la part d’un « mauvais fils », pas vrai ? 

           

            Il a un petit sourire a la fois triste et sardonique.

 

Jeremy est mort comme un imbécile, à seize ans, sur sa moto. Il était plein d’avenir mais il n’est plus rien, et moi qui suis toujours là j’ai moins compté pour toi que le souvenir de mon frère  mort ! Ma vraie vie comptait moins que ce qu’un cadavre aurait pu accomplir en rêve !

 

LE PERE : Ton frère était brillant ! Et toi - lâche ! - tu nous as abandonné quand on aurait pu faire de toi un homme !

 

FREDERIC (lève brusquement la tête et gronde) : C’est pourtant vrai… Je vous ai abandonné, toi et maman ! Je t’ai déçu, je le sais !… Mais si j’ai quitté la maison familiale, par désespoir ou par fierté, ce n’était pas une trahison ! J’ai tenté de vivre ma vie ! la mienne ! à moi ! que j’aurai choisi ! construite de mes mains ! que j’aurai au moins eu le loisir de rêver à défaut de la réussir.

 

Ils se retrouvent debout, face à face, frémissants de rage. Père et fils, si proches et pourtant étrangers l’un à l’autre. Ils se regardent.

 

LE PERE (méprisant) : Toujours cette pitoyable mentalité ! La vérité c’est que tu as aujourd’hui vingt-cinq ans et que tu as raté ta vie... Parce que tu n’as pas su suivre mon exemple ni celui de ton grand frère. Tu n’as pas été à la hauteur. Tu n’as jamais pu égaler Jeremy. Il a fallu que tu fasses l’original, le sensible, le poète… que tu cherches ta voie. Mais elle était là, ta voie ! Tes études, ta prépa, ta carrière, tout était là ! C’était décidé ainsi de tout temps… Tu n’avais pas le droit de cracher sur tout ça, petit ingrat ! Apres tout ce que ta mère et moi avons fait pour toi !

 

FREDERIC (semble brusquement accablé d’une profonde lassitude, son regard se voile. Il se laisse retomber lourdement dans son fauteuil et reprend d’une voie sourde) : J’avais des rêves, comme tous les gosses.

 

LE PERE (droit comme un i, il écrase son fils de toute sa hauteur) : Mais les rêves explosent un beau jour en heurtant la réalité.

 

FREDERIC : Disons que je me suis pris a rêver d’une vie où j’aurai fait mes choix, mes expériences, suivi mes envies,… A défaut de sauver le monde, je voulais au moins me sauver moi, très égoïstement. Et c’était un beau rêve.

 

LE PERE : Mais ce n’était qu’un rêve - une bulle de savon ! - qui a crevée mille fois avant de te décider a rentrer ce soir, n’est-ce pas ?

 

FREDERIC (haussant les épaules) : Du moins aura t-il vécu ce rêve, avant de crever.

 

LE PERE : Tu te fais du mal.

 

FREDERIC : Je n’ai jamais été très doué pour le bonheur.

 

LE PERE : Tu l’as bien cherché. Tu as préféré rêver ton bonheur plutôt que de le vivre.

 

FREDERIC : C’était ma façon de vivre le bonheur. J’ai essayé la réalité, ce que d’autres avant toi ont appelé le bonheur. J’y ai laissé une partie de moi. La meilleure. Celle qui voulait faire avancer les choses et plaire à son père. Celle qui voulait être un brillant garçon, qui aurait eu une situation, une jolie femme, des enfants dont j’aurais été fier, qui reprendraient le flambeau et perpétueraient la lignée. J’aurais voulu être un homme, un vrai, sans peur et sans reproche. (Il a un petit rire.) Sans peur et sans reproche ! Je n’y arrive pas. Je n’y suis jamais parvenu. Je me demande comment font les autres ?

 

LE PERE (dominant son fils, il lui pose une main sur l’épaule) : Comment faisait ton frère ? Il disait oui. Il m’écoutait, lui. Souviens-toi.

 

FREDERIC (Il serre les poings. Sa voix s’étrangle) : Je ne veux plus me souvenir. Je ne sais que trop bien où cela l’a mené… Je refuse ton dictat. Je suis peut-être faible, mais pas encore assez pour te dire oui, papa.

 

LE PERE (severe. Il retire sa main de l’épaule de Fréderic et se met à tourner autour des deux fauteuils comme un fauve en cage) : Ce n’est pas comme si tu avais le choix.

 

FREDERIC : On a toujours le choix, et je fais celui-ci : je ne suivrai pas ton exemple. Tu t’es toujours servi des autres.

 

LE PERE : Comme ils se servaient de moi.

 

FREDERIC  : C’est faux. Tu vois le mal partout.

 

LE PERE : Tu ne le vois nulle part et c’est ce qui te détruit. J’avais des projets pour toi. Et tout s’écroule. Est-ce pour te punir de n’avoir pas été à la hauteur de ton frère ?

 

FREDERIC : Mon frère… Comme je comprends son geste, soudain ! La vitesse, l’absence de casque, le refus de freiner dans les virages et le vent plaquant la chemise contre sa poitrine : se sentir vivant ! – Enfin ! - intensément vivant ! Juste avant que la voiture qui arrivait en face ne le percute… Comme je comprends Jeremy ! Par-delà les années, je le comprends… Comme je lui pardonne. Il ne voulait plus jamais rentrer à la maison.

 

LE PERE (s’immobilisant soudain) : A la maison… Au fait, comment es-tu entré ici ? La porte est verrouillée. J’ai vérifié moi-même. Aurais-tu conservé ta clef dix ans durant ?

 

FREDERIC : Justement, je cherchais la clef… Je ne me souviens plus où je l’ai mise. Je l’ai perdue. Je l’ai vu tomber et glisser sous le siège passager de la voiture, je me suis penché pour la récupérer… Et puis…« puifff », je ne sais plus… Je ne me souviens plus comment je suis entré.  Je ne me rappelle même pas avoir poussé la porte.

 

LE PERE (pousse un soupir exaspéré) : Tu as toujours été une énigme pour moi, mon fils, mais là, je dois dire que tu te surpasses ! 

 

Epuisé, il se laisse à son tour retomber dans son fauteuil.

 

FREDERIC (avec la détresse d’un homme qui se noie) :Papa, je voulais tellement vous ressembler ! A toi, à Jeremy…  J’ai essayé, tu sais… Et n’y parvenant pas, j’ai voulu tracer ma voie. Tous les exemples ne sont pas de bons exemples... J’étais incapable de vous suivre. Alors, à défaut de vous imiter correctement, j’aurais tenté d’être moi-même. J’ai voulu être un peu plus moi que je ne pouvais l’être ici. Quand je dis « je » c’est d’un autre dont je parle. Ce corps, cette voix, cette hérédité, ce n’est pas moi. Je suis un autre… différent à l’intérieur. Je n’étais pas là, alors logiquement, je suis allé voir ailleurs si j’y étais. Je me cherchais.

 

           Un temps. Il masse sa poitrine comme pour faire passer une douleur qui l’oppresse, l’étouffe, semble lui comprimer le thorax. Mais, semblant poussé par quelque urgence, il continue

 

            Papa, j’ai quelque chose a te dire… Demain à l’aube, je serai parti. Pour toujours ! Je ne t’embêterai plus jamais. Plus jamais je ne viendrai te décevoir, plus jamais tu ne m’entendras pleurer. Tu oublieras jusqu’au son de ma voix. Pour le visage, je suis désolé mais tu me ressembles trop. Pour ne plus me voir, en reflet vieilli, dans ta glace, il te faudra retirer tous les miroirs de la maison. Tu pourras alors m’oublier totalement. Tu seras un père sans fils.

 

            Il cherche a capter le regard de son père.

         

            Ecoute-moi, papa. J’ai quelque chose d’important a te dire… Alors promets moi de me laisser parler jusqu’au bout et de ne pas m’interrompre… parce qu’un jour tu pourrais bien le regretter.

 

LE PERE (grommelle en se pinçant la base du nez comme pour chasser une sinusite) : Je le regrette déjà.

 

FREDERIC (fait comme s’il n’avait pas entendu) : Tu te souviens quand j’étais petit, tu me lisais des histoires de chevaliers. Des héros en armure qui pourfendaient les dragons. On dit que les enfants ont besoin de monstres pour grandir. Tu auras été le mien. Papa, tu m’entends ? Il en fallait un et tu as été celui-là. Tu as bien rempli ton rôle de dresseur d’homme. Tu auras été le monstre contre lequel je me serais battu toute ma vie. C’était ma dernière nuit. J’avais encore des démons à chasser... De ce genre de démons qui ne se taisent jamais. (Il regarde son père droit dans les yeux.) Ce soir, je m’exorcise. Je trouve la paix.

 

On entend le carillon de la porte d’entrée.

 

LE PERE (l’air vieux et fatigué mais toujours inflexible dans la dureté qu’il oppose à la détresse manifeste de son fils) :  Ah ! Encore un visiteur ! Eh bien, ça se bouscule aujourd’hui… Vas ouvrir.

 

FREDERIC : Non.

            

            Le père se lève avec un soupir exaspéré. Fréderic a un murmure de détresse.

 

            Non ! Attends ! Si tu vas ouvrir, tu ne me reverras plus jamais. C’est la dernière. Je suis juste venu te dire que je ne t’avais pas oublié.

 

LE PERE (va à la porte sans même se retourner. Il répond sèchement) : Moi, j’aurais bien voulu t’oublier, fils indigne ! Avec tout ce que j’ai fait pour toi, devenir un vagabond… Ne bouge pas de là, je reviens. Un coup de sonnette n’a jamais fait disparaître qui que ce soit. Et, ce soir, nous avons toute ta vie a remettre sur les rails. Nous allons reprendre tout cela en main, mon garçon.

 

Il sort. Le fils reste assis là, très pale, la tête dans les mains. On entend la porte d’entrée s’ouvrir puis des voix d’hommes parlementent, graves, douces, avec cet excès de politesse qui présage les cataclysmes. Le ton monte sans que l’on en comprenne la raison. Les éclats de voix se rapprochent.)

 

FREDERIC (se lève et murmure) :

                  Au revoir, papa ! Embrasse bien maman pour moi ! Moi, je n’aurais pas pu vous oublier, même si je l’ai voulu quelquefois.

 

Il se retourne et sort par une fenêtre laissée ouverte.

Entrée fracassante du père, tonitruant, talonné par deux gendarmes fort mal à l’aise, sanglés dans leurs uniformes.

 

LE PERE : Là ! Puisque je vous dis qu’il est là ! ICI, dans ce salon !

 

LE GENDARME 1 (doucement) : Monsieur… Monsieur, il n’y a personne dans cette pièce.

 

LE PERE : Mais puisque je vous dis que mon fils est rentré ! Là ! Il était là, il n’y a pas deux minutes !

 

LE GENDARME 2 (doucement) : Non, monsieur. Il n’y a personne. Nous sommes seuls. Votre fils n’est jamais rentré à la maison. Il était en route, c’est vrai, mais il n’est pas parvenu jusqu'à vous. Il faut être raisonnable, monsieur. Il y a deux heures très exactement, sa voiture a percutée un platane, sur la nationale, à quelques kilomètres d’ici. Les sauveteurs n’ont rien pu faire. Il est mort pendant que l’on tenté de le réanimer.

LE GENDARME 1 : Nous avons délivré notre message. Nous allons vous laisser à votre peine, monsieur. La douleur est parfois si forte que l’on refuse de croire à la disparition des êtres chers.

 

LE GENDARME 2 : Vous avez rêvé, monsieur…

 

Ils se retirent gravement, laissant  le père démuni entre sa colère retombée et sa détresse nouvelle.

On entend un hurlement de sirène au dehors.

 

Noir.

 

Toute proche, la sirène hurle très fort avant de s’éteindre. La lumière revient doucement sur un décor plongé dans l’obscurité uniquement éclairé par deux phares d’auto. Grands flashes de lumière bleue en fond de scène. Nous sommes la nuit, en bord de route nationale, dans la campagne.

Deux pompiers s’activent au-dessus d’un homme allongé. On ne voit pas son visage, mais il porte au pied droit une chaussure et au pied gauche une chaussette trouée laissant entrevoir trois orteils.

 

POMPIER 1 : Encore ! Encore ! Continue, bordel ! Envoie l’oxygène ! On va le perdre !

 

POMPIER 2 (pose une main calme sur l’épaule de son collègue) : On l’a déjà perdu… C’est fini ! Arrêtes ! Il est mort.

 

POMPIER 1 (ralenti ses mouvements et fini par s’arrêter, la voix cassée d’avoir crié des ordres et de s’être démené en vain) : On y était presque… Il était solide, ce gamin. On y était presque… Il a réussi a me parler tout à l’heure. Il s’accrochait à ma voix, « Putain ! je lui ai promis qu’on allé s’occuper de lui, le remettre sur les rails, bordel ! Je lui ai dit qu’on prenait les choses en main… »  Je l’ai bien sentit, il résistait de toutes ses forces et puis il a lâché…

 

POMPIER 2 : C’est souvent comme ça… Il faudra t’habituer, jeunot, les gens tiennent jusqu'à l’arrivée des secours et le cœur lâche juste dans nos bras… c’est humain : le syndrome de la chèvre de monsieur Seguin. On résiste jusqu’à entrevoir l’aube, jusqu'à la limite de ses forces et puis, quand on en voit le bout, on cède… Ce n’est pas de ta faute, tu as fait tout ce qu’il fallait.

          

            Il envoie une bourrade virile à son jeune collègue, tire un drap blanc pour couvrir le corps inerte, puis attrape son sac et se lève, invitant son collègue a l’imiter.

 

           Et, histoire que ça ne soit pas trop lourd a porter, qu’est-ce qu’il t’a demandé, ce gamin, avant d’y rester ?

 

POMPIER 1 (se lève à son tour) : Rien. Il m’appelait. Comme dans un rêve ou un délire. Il m’a pris pour quelqu’un d’autre. Il a juste soufflé un mot. Je crois que c’était « papa… ».

 

Le plus âgé des deux passe un bras autour des épaules de son collègue, en signe de soutien.

Ils s’éloignent dans la nuit.

Noir.

FIN

 

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