Premier prix Adultes : Babar, de Fabien PESTY

Publié le par bourgeonsdeplumes

BABAR

 

De Fabien PESTY

 

Texte classé 1er catégorie ADULTES 2014

 

 

Personne ne connaissait sa réelle identité. Avait-il seulement un nom ? Pire : un prénom ? Impossible à dire. C'était Babar. Et personne ne s'était jamais demandé pourquoi ce sobriquet, pourquoi Babar plus que Dumbo ou Barbapapa. Sûrement parce que Bouboule était déjà pris par son père, et que les deux autres surnoms étaient encore trop gentillets.

On peut dire qu'il était ventripotent. Pas de cette obésité qui vous range au statut de riche, de notable, de parvenu. Non, de ce bedonnement aimable qui fait que les gens disent "il est gentil". On s'étonnait tout le temps qu'il parvienne à faire avancer son vélo, tant il pédalait au ralenti. Il narguait les lois de la pesanteur pour tenir en équilibre. La légende raconte que ses pieds ne faisaient qu'un tour de pédalier pour couvrir les trois kilomètres qui séparaient sa maisonnette du bistrot.

La légende, cette putain...

Cette silhouette droite, tenant le guidon très bas, traversant les rues comme s'il se déplaçait en engin spatial, cette placidité qui rappelait un personnage de Tati, tout ça faisait partie depuis tant d'années de la vie du village que plus personne ne le remarquait. Mais l'avait-on déjà vraiment remarqué ?

Un monument. Mais un de la sale guerre, alors. Un de ceux qu'on a posés là pour ne pas oublier, mais auxquels on n'a jamais pensé. "Bled-sur-Rivière, son église, sa halle, Babar. Marché le mercredi." Il posait son vélo contre le volet, entrait dans le bistrot et rejoignait sa place au bout du bar, toujours la même, les capitons des fesses avaient eu raison depuis lurette de ceux du siège. Les gens le saluaient, lui demandaient "ça va Babar?" tout en sachant

qu'ils n'obtiendraient jamais de réponse, tout en sachant que de toute façon Babar allait. On l'ignorait, et on ignorait pourquoi. De temps en temps, on lui remplissait son verre ou on le prenait à témoin "Hein Babar ? Vrai ou pas vrai ?", mais on se contrefoutait de son avis. Il était posé là, buvait ses canons, écoutait, regardait puis repartait sur son vélo, silhouette droite, un coup de pédale.

Ce matin-là, le soleil peinait encore à ouvrir les yeux. Ce matin-là, sa transparence fut encore plus visible que d'habitude. On le salua à peine, on était trop occupé, trop perturbé. Les regards étaient bas et résignés. On avait retrouvé le corps de la petite Gaburnot près du lavoir. Sept ans, la gamine. Assassinée. L'heure n'était encore qu'à l'abattement et à l'incompréhension. Les habituels se serraient la main en se tenant l'épaule, on se réconfortait du regard, on s'en remettait au silence. On s'en remettait un en silence. On n'avait pas encore pris le temps de se lorgner en coin, de s'accuser et de se méfier de son ombre. Alors personne ne remarqua Babar sortir plus tôt que d'habitude. Ce n'est qu'avant de franchir la porte que sans même prendre la peine de s'arrêter, il prononça : "C'est pas moi qu'a tué la gamine."

Les sangs se glacèrent instantanément. Un silence transperça le silence, les mots ne prirent même pas la peine de résonner et tombèrent instantanément comme des billes sur le parquet. Des témoins racontent qu'ils ont vu la trotteuse de la pendule Johnny Walker s'arrêter. Les témoins, ces putains... Les plus jeunes, ceux qui ne fréquentaient l'endroit que depuis vingt-cinq ans, prirent conscience qu'ils n'avaient jamais entendu la voix de Babar, que c'était la première

fois qu'elle voyait le jour. Au point qu'elle semblait avoir cligné des yeux en sortant de sa bouche... Puis les regards hébétés s'interrogèrent, le silence se tut. Avait-on bien entendu ? Pourquoi avait-il dit cela ? Pourquoi ?

Aux questions succédèrent les hypothèses, juste pour la forme. Les accusations fusèrent enfin. La mémoire, cette putain, ça vous joue des tours... On se souvenait que le soir du drame il était parti plus tôt, qu'il n'était pas comme d'habitude, qu'il avait les vêtements tachés, les yeux injectés de sang, des cornes lui avaient poussé sur la tête, je crois...

On se rappela tout ce qu'il était utile de se rappeler à ce moment-là. Puis on s'échangea des aveux. On ne l'avait jamais vraiment bien senti. On ne pouvait pas le blairer, il faisait peur, y'en a qui disent qu'on entendait des hurlements quand on passait devant chez lui la nuit, y'en a qui disent qu'il zigouillait les chats pour les bouffer, y'en a qui disent qu'il était sur la photo de mariage de Hitler. Y'en a qui disent. Tout ce qu'il avait fait était un indice, tout ce qu'il n'avait pas fait était une preuve, sa vie entière était un aveu de culpabilité. Il avait dit que c'était pas lui, donc c'était lui. Babar avait tué la gamine.

Rapidement, une milice s'improvisa dans le bistrot. Pas besoin de se dire les choses, on savait ce qu'il y avait à faire. "Bon causeux, mauvais faiseux". Alors, on cause pas. La rumeur est une concierge, les bistrots sont ses escaliers. Ils se rendirent chez Babar dans un silence monacal. Tout était décidé, les jeux étaient faits. Au quatre vingt-et-un du jugement populacier, les dés sont légèrement pipés.

Ils poussèrent la porte de sa cuisine et découvrirent l'antre du Diable. Une maison banale, vieillie, rurale. Babar était assis à sa table, un verre de rouge devant lui.

Les coups se mirent à pleuvoir, on n'entendait que le bruit étouffé des poings sur ses côtes, les claquements sur son visage. Puis les insultes refusèrent de se taire et s'abattirent sur lui aussi violemment que les coups. Babar ? Il restait aussi stoïque qu'il l'avait toujours été. La douleur lui semblait étrangère, comme s'il n'avait jamais appris à avoir mal.

Le nombre et la violence commençaient à avoir raison de sa rusticité. La vengeance décuple sa puissance chaque fois que l'ennemi pose le genou à terre. Il fallait l'achever. Aucun des hommes présents ce soir-là n'oubliera qu'avant que la décharge de chevrotine ne lui arrache le visage, Babar souriait. On ne l'avait jamais vu sourire, le doute aurait pu être permis.

Et pourtant, avant que sa cervelle ne se répande sur le mur, il souriait.

Personne ne sut jamais que Babar n'avait pas tué la gamine. Moi je le sais, vu que c'est moi qui l'ai tuée. J'en avais marre de me faire chaparder des fraises dans le potager, alors, quand je l'ai vue se servir, j'ai pas vraiment réfléchi. J'ai couru, j'ai attrapé un bastaing au passage, et voilà. Je l'ai mise dans la brouette et je l'ai déposée près du lavoir. Je n'ai pas prémédité la suite, le cours naturel des choses a suivi son chemin dans le bistrot. Ils ont cherché un assassin, mais ont trouvé un coupable. Avais-je le droit de leur enlever cela ?

Mais il y a autre chose que personne ne saura sûrement jamais. Ce jour où tous ces gens ont parlé de lui, se sont enfin intéressés à lui, ce jour où on lui a prêté une histoire, une enfance, un passé. Ce jour où les gens l'ont regardé, lui ont pensé des sentiments, quels qu'ils soient, et lui ont imaginé une âme. Ce que les gens ne sauront jamais c'est que ce jour, le jour de sa mort, fut le seul jour où il s'est senti en vie.

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